Cette série de notes fait suite à la lecture bouleversante et attendue du dernier ouvrage de Laurent Mottron : L’intervention précoce pour enfants autistes (2016).
Lecture bouleversante car elle renverse toutes les pratiques établies dans le domaine, même les plus avancées, même celles qui sont solidement encrées dans la recherche, même celles que je pratique et encourage avec conviction… et parfois avec réserves.
Lecture attendue, parce que justement, elle fait écho à mon expérience clinique d’une dizaine d’années auprès d’enfants et d’adultes autistes, liée à mes observations personnelles auprès de jeunes enfants typiques, dans ma propre famille, en crèche, ou dans la vie de tous les jours, avec le prisme du psychologue que je suis. Elle va parfois jusqu’à mettre en mots certaines de mes intuitions imprécises, avec un abord éthique et humain qui me touche.
Je n’ai pas encore pris le recul nécessaire pour pouvoir affirmer que je souscris à la totalité des propos de l’ouvrage, qui concernent une partie seulement des enfants autistes, dits prototypiques, sans trouble associé, sans retard mental. Je souhaite simplement aborder ici certains points qui me tiennent à cœur. Je recommande par ailleurs la lecture complète de l’ouvrage aux personnes familiarisées avec les TSA.
Être enfant avant tout
Rien qu’en listant mes sous-titres, il saute aux yeux que le champ lexical classique est habituellement différent lorsqu’on parle de l’enfant autiste que lorsqu’on parle de l’enfant tout-venant. D’après Mottron, les enfants autistes font souvent exception du droit de l’enfant. Il est nécessaire de les regarder comme des enfants avant tout.
Paradoxalement, on cherche à leur enseigner à faire et être « comme les autres » sans reconnaître leur altérité. On met alors en œuvre des moyens d’accompagnement qui ne sont élaborés que pour eux, comme s’ils étaient profondément autres mais devraient devenir comme tous. Concrètement, à l’âge adulte, l’autisme est toujours présent, quelles que soient les interventions. Il fait partie intégrante de la personne. Alors pourquoi chercher à faire ressembler ces enfants aux autres plutôt qu’à reconnaître leur différence ? Pourquoi ne pas les accompagner à être autres mais avec les autres, dès le plus jeune âge ? Pourquoi ne pas expliquer aux autres les différences, permettre qu’elles soient acceptées ? L’objectif de l’épanouissement, à tout âge, n’est-il pas supérieur à celui de l’indifférenciation ?
Il y a la derrière, il me semble, une crainte solidement encrée. Un peu celle qu’on rencontre à l’annonce d’une maladie incurable : c’est si grave qu’on voudrait à tout prix la combattre. Mais l’autisme ne se combat pas et peut être vu autrement qu’une maladie. C’est un état à accepter, qui fait partie intégrante de la personne. Respectons l’enfant, l’adolescent, l’adulte avec son fonctionnement particulier. Acceptons-le dans la société tel qu’il est. Faisons le pas de nous adapter à lui lorsqu’ils ne peut pas s’adapter à notre fonctionnement typique.
Ce point de vue n’est pas pour autant en opposition avec l’importance d’une éducation, un enseignement, voire un accompagnement thérapeutique qui aide l’enfant, l’adolescent et l’adulte à être avec les autres, à communiquer, à respecter les règles sociales et à comprendre les codes sociaux.
L’éducation rendue aux parents
Dans la même perspective, il s’agit de rendre l’éducation aux parents. Dans le cas de l’autisme, l’éducation a été basculée du côté des professionnels, comme si pour ces enfants là, il ne faut pas faire comme avec les autres. Je suis très réceptive à cette observation de Mottron. Il est important d’expliquer aux parents ce qu’est l’autisme, comment fonctionne leur enfant, mais c’est à eux de définir les règles familiales, ce qui est tolérable ou non, selon leurs valeurs, leurs contraintes, leur histoire, leur culture. Un soutien sera possible en cas de besoin, à leur demande.
Lors des groupes de parents que j’ai animé, j’ai régulièrement rencontré des parents prêts à partager leurs expériences entre eux, pleins de ressources, et mettant en œuvre différents styles d’éducation. Ceux qui ont bénéficié d’une formation spécifique se sentaient davantage compétents en tant que parents et moins stressés pour affronter les difficultés du quotidien. Lorsqu’on me demande de l’aide pour une situation particulière, vécue en famille, nous cherchons à comprendre ensemble et explorons ensemble les pistes possibles. Les parents restent les décideurs. Tous éprouvaient une satisfaction à améliorer la compréhension de leur enfant et leur relation avec lui.
Parmi les difficultés rencontrées par les familles, un problème social subsiste : contrairement aux autres parents, il est souvent impossible de travailler à temps plein avec un jeune enfant autiste à l’âge de la crèche et de la maternelle, où il jongle avec des bilans et des prises en charges en CAMPS, en hôpital de jour ou en libéral. Mottron se positionne en faveur d’un accueil dans les structures habituelles (crèches, halte garderie, puis école maternelle), avec un professionnel spécialisé mobilisable pour plusieurs enfants. Actuellement, les moyens manquent cruellement pour permettre cet accueil de façon qualitative, notamment à l’école maternelle où les effectifs par classe sont très élevés, où les AVS sont trop peu formés et trop peu présents.
La place du jeu libre dans le développement de l’enfant
Parlez de jeu libre à n’importe quel professionnel de la petite enfance… Vous n’en entendrez que du bien ! Le jeu libre est essentiel et participe pleinement à la construction de l’enfant, à son développement psychique, intellectuel, moteur, affectif, social. Le jeu libre peut être plus ou moins cadré, l’adulte peut y interagir, mais il reste constant que l’enfant y est acteur et y exerce ses propres choix.
Pourtant, la conception en est très différente chez l’enfant autiste : il ne sait pas s’occuper seul, réalise des activités répétitives apparemment dépourvues d’intérêt. Ainsi, on cherche à le cadrer, à le stimuler jusqu’à ce qu’il n’ait plus de temps libre ou encore à lui enseigner à jouer « comme les autres »… Et si ses activités spontanées n’étaient pas des symptômes mais l’élan de son propre développement ? Et si limiter à outrance son jeu libre était néfaste à son propre développement ?
Que se passe-t-il lorsqu’on permet à un enfant autiste d’évoluer avec son jeu libre ? D’après Mottron, c’est dans ses activités libres, avec son matériel d’intérêt, qu’il développera progressivement l’accès à la lecture puis au langage verbal.
Ce sujet est d’autant plus parlant lorsque nous observons de près les jeux libres des jeunes enfants typiques. Certains sont très répétitifs, mais ils sont tolérés car nous comprenons leur sens. Pour donner un exemple, pensez au bébé qui fait tomber la cuillère de sa chaise haute, attend qu’on la lui rende, et la jette à nouveau. Tous les objets à sa portée y passent, mais nous avons bien compris qu’il ne cherche pas à embêter l’adulte qui ramasse, qu’il ne s’enferme pas dans une activité répétitive, mais qu’il expérimente la physique des objets, observe la chute, écoute le bruit, etc. Cette activité va en outre avoir lieu durant plusieurs mois et dans de nombreuses situations : dans la chaise haute, dans la poussette, depuis le parc, le lit… Elle est pourtant bien tolérée par les adultes (avec les objets non-cassants) !
Ceci nous amène à évoquer d’autres comportements vus de manière similaire.
Les comportements dits « atypiques » que l’on retrouve à moindre mesure chez les enfants à développement typique
Crises de colère lors de frustrations (accentuées par la fatigue, l’incompréhension ou un autre besoin non-comblé) battement des bras (flapping) ou sauts répétés lors de joies intenses, activité appréciée répétée à outrance, sons vocaux ou langage répétés… Ces comportements caractéristiques chez les enfants autistes peuvent se retrouver par période et dans d’autres mesures chez les jeunes enfants typiques.
Chez ces derniers, ils sont plutôt bien tolérés par la famille et diminuent avec l’âge. Les colères importantes peuvent questionner davantage, au vu de leur impact dans la vie de famille. Les parents trouvent alors des pistes avec l’expérience, des lectures, des professionnels de la petite enfance (en LAPE, en crèche, en consultation spécialisée, auprès d’associations pour l’éducation positive, etc.)
En revanche, lorsque ces comportements ont lieu chez l’enfant autiste, ils sont considérés négativement et comme liés directement à l’autisme : soit une hyperstimulation pour compenser un déficit à traiter les stimuli disponibles, soit un moyen de maîtriser son environnement et gérer ses angoisses, ou encore un repli sur soi-même limitant l’accès au monde extérieur. Dans cette dernière lecture, le comportement est à limiter au maximum pour favoriser l’ouverture vers l’autre. C’est ce que l’on voit souvent recommandé.
La position de Mottron est ici très claire : ces comportements ne posent pas problème tant qu’ils sont tolérés par la famille. En outre, certains participent au développement de l’intelligence de l’enfant (comportements répétitifs, classement d’objets, balayages rapides…). Ils sont donc à respecter comme faisant partie du fonctionnement de l’enfant.
L’importance de la communication
Nous avons tous besoin d’un moyen de communication efficace, nous permettant au minimum de comprendre ce qui nous attend (où nous allons, ce que nous y ferons, avec qui) et de pouvoir exprimer des demandes (choix, besoins à combler). Ainsi, un enfant qui ne comprend pas le langage oral et ne s’exprime pas verbalement a besoin d’un moyen alternatif de communication. Seront indispensables : l’organisation de l’espace, la ritualisation de la journée, des indices visuels, des images, des signes.
Les objectifs de l’intervention
Que cherchons-nous à enseigner à l’enfant ? C’est une question récurrente et capitale. En établissement, elle se pose lors de l’élaboration des projets individuels annuels, et tout au long de l’année. Les parents ont des attentes, les professionnels également, et l’enfant ne peut pas exprimer les siennes. On essaie donc de trouver ce qui serait à la fois accessible pour cet enfant en matière d’apprentissage et utile pour son quotidien à court ou moyen terme.
Classiquement, on part du développement typique pour enseigner à l’enfant autiste l’étape suivant celle où il se situe. Ceci infère qu’il devrait suivre un développement typique. Mottron rejette clairement cette conviction : le développement autistique suit une autre trajectoire. Il prend notamment l’exemple du langage qui se développe chez l’enfant autiste à l’écrit avant de passer à l’oral pour devenir communicatif. Les prérequis à la communication seraient donc inutiles à enseigner, seraient même une perte de temps et d’énergie pour l’enfant, sans retombée positive à court ou long terme. Cette conception renverse la conception sur laquelle repose la totalité des prises en charge recommandées actuellement !
A la fin de mes études, j’ai réalisé une revue de la littérature portant sur la validité sociale. Apparu en 1978 dans le domaine de l’ABA, ce concept permet de déterminer si les objectifs d’une intervention, mais aussi les moyens et les effets (désirés ou non), sont acceptables par la société (personne concernée, parents, professionnels et société au sens large).
Ainsi, la question des objectifs est ouverte depuis longtemps. Elle a été réglée dans les interventions comportementales avec des curriculums prêts à l’emploi : l’enfant va avancer d’une étape à l’autre selon le programme établi, avec des mesures précises et régulières. C’est un leurre qui cache la question profonde : que cherchons-nous à enseigner à cet enfant et dans quelles conditions ? Qu’est-ce qui est bon pour lui à court, moyen et long terme ? En réalité nous ne connaissons pas la réponse car nous ignorons encore trop les trajectoires de développement atypique.
Les moyens d’intervention
La question des moyens est également ouverte. Au début de l’ABA, la fin a justifié certains moyens inacceptables de nos jours, comme l’utilisation systématique de stimuli aversifs. Ceci a pu d’abord être contrôlé avec l’utilisation de la validité sociale. Aujourd’hui on utilise principalement le renforcement positif dans les apprentissages.
Mais Mottron pose vraiment la question des méthodes. Il s’insurge d’une part contre les méthodes labellisée ou de « marque », dont il remet en question la validité scientifique des résultats affichés et les lobbies. Il s’oppose particulièrement aux interventions intensives, du fait d’un réalisme économique et du respect des besoins de l’enfant : en terme de rythme, de jeu libre, de vie de famille, d’inclusion sociale dès la petite enfance.
Mais il se prononce aussi concernant les interventions comportementales telles que nous les utilisons souvent en France, telles que je les utilise avec conviction dans ma pratique : il ne s’agit pas d’une prise en charge de nombreuses heures par semaine avec une méthode particulière, mais l’utilisation de l’ABA pour des apprentissages ciblés (ex: se laver les mains). D’après Mottron, l’enfant est capable d’apprendre par imitation (qui peut être différée) lorsqu’il voit l’action dans son entièreté et en saisit le sens. Décomposer celle-ci (en réalisant des chaînages) rendrait l’apprentissage plus laborieux et serait une perte d’énergie pour le professionnel comme pour l’enfant. Mais surtout, c’est une façon de concevoir l’apprentissage qui nierait l’intelligence réelle de l’enfant.
En guise de conclusion
Difficile de conclure cette série de notes. Cet ouvrage a pu conforter certaines de nos intuitions et en ce sens pourra être un appui pour la pratique. D’autres points m’interrogent et feront l’objet de mes prochaines observations. Il ouvre aussi à la réflexion pour les décideurs politiques sur la façon d’allouer les moyens. Enfin il nous pousse chacun à questionner notre façon d’accepter la différence et de construire le « vivre ensemble ».